Récit(s) d’expul’s


Lundi 27 juin, 19h47, Pellenc City

Un message arrive sur Signal: possible expulsion demain. L’informateur n’est pas des plus grandes fiabilités ; à l’ouverture de la ZAP, il avait en quelque sorte proposé d’utiliser des femmes fragiles en bouclier humain; il s’agit de la 4eme alerte d’expuls’: celle ci ne sera pas prise au sérieux. Dans la nuit, et tôt le matin, des légalos envoient des signes, pas assez clairs.

Mardi 26 juin, 5h38, Pellenc City, Maison Principale

Une nacelle est déposée proche du verger ; de quoi s’inquiéter ; pas de quoi sonner l’alerte. 6h47: un, puis deux camions de GM sont aperçus à l’Ibis depuis l’accueil ; sprint, sirène de pompier, re-sprint ; ça tente de fermer difficilement la porte d’entrée ; c’est l’arrivée en masse, sprintée. Coups de savate dans la porte, rapport de force.

La Flèche ; à peu près au même moment

Des copaines en camion sont réveillé.es ; réflexe improbable, ils chargent un séchoir solaire récemment construit dans leur véhicule: sauvé. Depuis la maison, un sac à dos gênant est projeté au travers d’une fenêtre ; on tente de retenir une porte-fenêtre ; à quoi bon, l’accès par le sous-sol est aussi ouvert. La porte de l’entrée est fracassée par le bélier, elle voltige dans les airs. “Baise tes morts, je partirai pas sans mon chien” : certain.es zapatatistes ne sont clairement pas du matin. Un.e camarade féru.e de cabane tend sa main vers son sac à outils, il est dans la seconde pointé à l’arme à feu. Au sous-sol, personne n’y campe, mais l’envie est trop forte: allez, un peu de lacrymo en intérieur, on sait jamais, paraît que c’était un haut lieu de la Résistance.

Maison du Lac / Le brasier ; à peu près au même moment

Un.e camarade entend la sirène ; prêt, préparé, un binôme accourt au portail. Maladroitement, courageusement, il tente de tenir la barricade. “Nous sommes pacifistes” tente-t-il ; en face, 10 GM savattent le portail qui n’a plus que quelques secondes de durée de vie. La fuite sera leur salut.

Chez Basil ; à peu près au même moment

La sirène fut trop brêve, les talkies brouillés par les ingénieurs d’état. Imaginez vous faire réveiller par des robocops en armures qui ne pensent même pas à vous ramener des croissants.

Une vingtaine de zapatatistes dormait ce soir-là sur la zone ; une bonne partie a pu fuire, l’autre est sortie avec menottes et contrôle d’identité, parfois pointage au LBD. Uun.e occupant.e est violemment malmené.e. Les chiens ont été gérés. Personne n’a pu monter aux arbres, dans ce réseau de cabanes, plateformes, tyroliennes, dont on était si fiers. En face, ils avaient même prévu un bateau pour contrer la flotte zapatatiste, pourtant peu intimidante. De très rares affaires ont pu être sauvées: vêtements, scanner pour le zine, croquettes pour les chiens…

Dans la matinée, les troupes se regroupent à côté du rond-point de la ZAP. Les réseaux font tourner l’info, les soutiens affluent progressivement. Des camarades pas vu.es depuis des semaines font leur retour: “ah ben toi, qu’est ce qu’il faut pas faire pour voir ta tronche !!”. On observe les machines à l’œuvre, fracasser les innombrables barricades et plateformes. Les arbres sont blessés, heurtés. La majestueuse cabane vitrée est l’une des premières visées. Des larmes surgissent, tandis que certains ouvriers semblent ravis de leur travail du jour et s’amusent à nous narguer. Franchement, combien on vous paye pour faire ça?

9h49: un petit escadron re-rentre par un passage secret. Objectif de la mission: récupérer la stèle commémorative du chiot de la ZAP, mort dans les bras d’une amie. Pénétrés dans l’enceinte, ils tombent sur un os, ou plutôt un bleu ; “alors là non, y’a marqué ACAB sur la plaque !!” Eh oui, c’était le nom du petit père.

Le soleil tourne, des meubles et voilures s’installent sur le côté du rond-point, mais le spot manque clairement de confort. La bande investit alors le rond-point, débarrassé de caméras, et prend place à l’ombre des pins. Premier recul des flics. Le naturel zadiste étant ce qu’il est, une toilette sèche est rapidement installée. Le Café des Libertés ramène leur logistique; de grandes tables et des dizaines de chaises débarquent, la musique remplace le bruit des voitures et des machines. Des tracts, annonçant la manif démarrant à 18h, sont imprimés et distribués aux voitures passantes.

16h07: on apprend la présence d’une pelleteuse dans le verger, un godet rempli de terre fertile. Instantanément, un groupe d’une vingtaine de zapatatistes décide d’aller s’enquérir; le déplacement s’opère en bloc compact et déterminé. “ZAPATATISTES!! QUEL EST VOTRE METIER ?? AHOU, AHOU !!” L’arrivée au verger est chaotique, la dispersion dans la buissonnière et la surprésence policière ne permettent pas le réaccaparement de nos terres encore fertiles.

16h48: un.e camarade montre sa carte pro témoignant d’une activité agricole, et bobarde un scénar pour récup des affaires; i.elle découvre des locaux (sans doute), voiture coffre ouvert, se servant allègrement de nos outils les plus valorisables. Reste quelques vieilleries, un râteau en méforme, une bêche en difficulté…

17h34: une centaine de gendarmes débarque sur la zone ; une odeur de nasse nous frôle les narines. Nous savons l’arrivée des soutiens entravée par les contrôles, barrages et intimidations. Des tentatives de décision collective sont lancées: plutôt aller vers la mairie, 2 kilomètres plus loin, où doit avoir lieu un conseil municipal, ou alors retourner aux champs faucher le blé. Tergiversations plus tard, l’envie est trop forte de retourner sur nos terres.

18h28: départ de la manif. Le cortège, survolté et survolé par un hélicoptère inutile, s’engage. “Zapatatistes, barbatatatistes, rien ne sera bétonné!”. Arrivée au “rond point Pellenc”. Les keufs commencent à trottiner ; vers le verger, ils improvisent, ce qui ne présage rien de bon. Coup d’épaule, tentative de placage, rien n’y fait! “Cadrage, débordement!” crie le commentateur au mégaphone. Les Zapatatistes font démonstration de leur solidarité et de leur détermination, et se fraient un chemin royal vers le champ de blé ; il.elles font leur fauchage dans une parcelle parcemée d’épouvantails ébétés. Lorsqu’une troupe affiche son envie de poursuivre le travail jusque chez Basil, le pouvoir sort sa botte fétiche: la gazeuse à bout portant. La récolte avance néanmoins. Progressivement, s’est formée une belle bande de comparses, de plus en plus nombreuse et désormais équipée en drapeaux en tout genre (anarcho / écolo / paysanno / légalo), les bras remplis de paille, le cœur empli de fierté, direction le “rond point du péage”. Ici, le tracteur du pastier du coin nous y rejoint pour glaner son blé, tandis que les bleus décident de repartir en masse vers d’autres horizons répressifs. Ainsi, le cortège décide naturellement de remarcher vers la ZAP ; aux abords de la Maison Principale, endiablée par les tamtams, la bande décide joyeusement, chaotiquement, de réinvestir nos lieux. Sauf que le terrain, jonché d’énormes tranchées, n’est plus propice aux barricades et autres résistances. A peine le temps de péter quelques parpaings, une escouade bleue arrive et repousse hors des murs une foule désordonnée. Un.e camarade surmotivé.e, en difficulté passagère face aux condés, sera sorti.e des tracas avec la manière forte par les camarades ; un.e autre, ayant découvert un peu plus tôt un sac rempli de baudriers lacérés, jettera rageusement les lanières sur leurs carapaces plastiques.

20h50: la troupe retourne sur le “rond point de la ZAP”. Ça danse, chante, devant les derniers camions de gengens fatigués encore sur place. Des tentes et un célèbre campingcar s’installent pour y passer la nuit. Une partie des zapatatistes se retrouve ailleurs, chantant autour de bières le retour de la “frite musicale”.

21h37: un coup de fil est passé
– Ouais, je suis toujours dans le platane, qu’est-ce je fais?
– T’es encore là-bas ??? Écoute bien, tu es à 15 mètres de haut, sans plateforme, vivres, protections, donc tu vas redescendre s’il-te-plaît.
– Je crois que tu as raison.

Mercredi

Faute de mieux, le “rond point de la ZAP” donne des ailes. Des envies de nouvelles cabanes fleurissent, de l’eau est trouvée après un creusage savant, des outils se fabriquent. Un peu comme un gilet jaune qui jouerait à Minecraft. On rêverait même qu’une réoccup à 15 sur un rond-point en face de 50 poulets serait possible. Dans la matinée, des copain.es négocient avec les faux-gentils / vrais-sadiques, une récup’ d’affaires à la MP ; i.elles y découvrent un lieu saccagé avec soin ; imprimantes fracassées, ordinateurs, outils et bijoux manquants ; seront surtout récupérés des oreillers fétiches ou fringues sentimentales. On comprend que la légendaire carte-du-projet, celle qui servait à l’accueil des nouvell.eaux pour expliquer la géographie de l’endroit et l’absurdité du projet, ne sera pas récupérée.

Début d’aprem, les concons qui la veille faisaient de leur mieux pour respecter la consigne d’en haut, “pas de bavure cette fois!!”, relâche la pression et laissent parler leur vraie nature, exerçant une violence physique complétement disproportionnée envers deux camarades, en l’occurrence deux femmes. Un.e camarade est interpellé. 2ème jour, 2ème expulsion, on rigole un peu moins.

Cependant, on reste soudés, on fait attention à ce que personne ne soit isolé ; après hésitations, on maintient l’initiative de se retrouver sur la place du marché de Pertuis, le soir même ; apéro, repas partagé, on reste ensemble et ça fait du bien.

Jeudi

Les machines ne fatiguent pas (encore), elle déglinguent une nouvelle fois le verger, dans lequel nous projetions d’effectuer une dernière récolte le soir même. Les maisons sont rasées, au fur et à mesure. Les énormes tranchées font penser au fameux “usage disproportionné” de la force du mal. Alors que le désastre semble s’étendre sans limites, une nouvelle foudroyante transperce un ciel assombri: des oreilles attentives entendent parler d’un moratoire, lancé dans une arcane aléatoire des institutions, suspendant le projet. Victoire? Défaite? Hasard? Récupération? Les sentiments sont troublés, et personne ne semble bien comprendre les tenants et aboutissants de ce nouveau statut. Les élus à l’initiative de l’offensive connaissent sans doute la lutte, mais ils ne connaissent certainement pas ceux qui luttent.

Fin d’après-midi, un groupe hétéroclite se retrouve sur la parcelle du verger, et tente de faire le point. Certains se réjouissent de la situation, d’autres espèrent coûte que coûte poursuivre l’élan d’occupation ; la maison “chez Basile” sera une nouvelle fois, courte fois, occupée, munie d’une simple barricade. L’espoir est de courte durée, les gengens du coin, énervés et renforcés d’armes et de collègues d’ailleurs, reprennent vite le contrôle de la zone.

Vendredi

Au marché le matin: [texte à ajouter]

Rares sont les personnes à entreprendre autant d’efforts dans un potager, en pleine canicule si caractéristique de notre époque moderne. Les conducteurs d’engins mortifères re-re-repassent ce jour-là sur nos plantations; ils sont vraiment inarrêtables, inénarrables. S’opèrent ainsi devant nous des actions dont la responsabilité profonde, bien qu’absurde, paraît insondable. La profondeur des tranchées réalisées nous évoque Verdun, ou bien la rue des Lilas: un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui toujours se connaissent.

Le nouveau rendez-vous au verger tourne court; un vigile, dont les talents de simulateurs n’ont rien à envier aux plus grands footballeurs italiens, appelle les keufs à l’aide. En face de zapatatistes solidaires, la présence ostensible de tasers et famas instille un changement d’atmosphère déroutant, et facilite ainsi une interpellation arbitraire. Au commico du coin, une énigmatique inondation apparaîtra ce soir-là: les arroseurs arrosés…

Samedi

A la fête de la radio de Longo Maï, les zadistes en nombre se plaisent à fustiger les tarifs “capitalistes” en vigueur. Dans ce lieu luxuriant tapis de guinguettes, de nombreux acteures de la ZAP se croisent sans forcément le savoir; de celleu.x qu’ont réfléchis, agis avant l’occupation; cell.eux qu’ont imaginé un nom, la ZAP, nom d’un célèbre kébab marseillais! ; cell.eux qu’ont fait les preuves d’occup’, certiphotos et tout le tralala ; cell.eux qu’ont fait le sous-marin pour sécuriser les bails; cell.eux qu’ont pensé y faire leur temps, expérience.s raccourcie.s pour diverses raisons ; cell.eux qu’ont repris l’affaire en route ; cell.eux qui y sont passées presque par hasard, et qui ne l’ont plus quittée; cell.eux qui l’ont découvert quelques jours auparavant, et suivent le flot; et puis tous.tes cell.eux qui ont leur propre histoire, et qui ne souhaitent pas être racontées. Vers minuit, la musique africaine résonne dans l’amphithéâtre subventionné ; elle réactive la force endommagée des corps militants. La tristesse perd un peu de terrain.

Dimanche

Une sorte de nouvelle vie commence: celle où tu dis plus souvent “à bientôt j’espère, trop cool de t’avoir rencontré” que “éhéh! bienvenu.e, toi, tu veux une visite?”. Et puis, tu fais le bilan: d’un côté, 7 mois pour tout construire, une nouvelle ZAD, un nouveau monde, d’innombrables amitiés. De l’autre, 7 jours pour essayer de tout détruire, des cabanes, des arbres, des plantations, des espoirs. Je sais que je vous reverrai tou.te.s ; lorsque, dans une manifestation, je croiserai un regard zapatatiste au travers d’une cagoule, d’un t-shirt enroulé, ou de lunettes de piscine récemment choursées, alors je me sentirai fort, entouré, la main sur l’épaule du camarade, nous avancerons ensemble vers l’adversité.